"Le Dahlia Noir"
de James Ellroy.
Rivages/Thriller.

Tout commence par un meurtre. Le 15 janvier 1947, le corps nu d’une jeune femme est découvert dans un terrain vague de Los Angeles. Il est rapidement identifié comme étant celui d’Elisabeth Short. Une beauté brune de 22 ans, dite "le Dahlia noir".

Le cadavre a été découpé en deux au niveau du bassin, éviscéré, vidé de son sang puis lavé. Il porte la marque de lacérations à la poitrine et à la bouche, ouverte d’une oreille à l’autre. Les deux parties du corps ont été disposées sur le sol à quelque distance l’une de l’autre, selon une étrange mise en scène. Elisabeth Short a été violée et torturée d’une façon particulièrement sadique avant de mourir.

L'affaire Dahlia Noir : de la réalité au mythe

Les policiers dressent le portrait d’une jeune femme paumée, naïve et mythomane. Elle aimait les hommes en uniforme, rêvait de devenir actrice, se prostituait occasionnellement. L’affaire reste plusieurs mois à la Une des journaux américains. Chacun se passionne pour une enquête qui, malgré une mobilisation exceptionnelle, ne donne aucun résultat, et pour le jeu de piste que mène l’assassin en adressant des lettres anonymes aux journaux et à la police. La beauté de la jeune femme, son passé trouble, l’énigme de sa mort atroce font du Dahlia noir une légende.

Elisabeth Short est entrée dans la vie de James Ellroy

Quarante ans après ce crime bien réel, l’écrivain emblématique du roman noir américain construit une fiction, "Le Dahlia noir" (Rivages/Noir), polar d’une noirceur et d’une violence absolues. Un chef-d’œuvre de littérature policière. Mais pas seulement...

Avec le meurtre d’Elisabeth Short, dont il reprend les éléments connus de l’enquête policière, il affronte sa propre souffrance et ses démons. C’est également un prétexte pour dépeindre les hommes et la société tels qu’il les voit, c’est-à-dire corrompus jusqu’à l’os. L’âme des policiers est bien souvent aussi noire que l’âme de ceux qu’ils pourchassent.

Bucky Bleichert est le narrateur. Un ancien boxeur reconverti en inspecteur de police. Sur sa route, Lee Blanchard, ex-champion de boxe et flic comme lui. Le duo "Feu" et "Glace", comme les surnomment leurs collègues, se lie d’une amitié au centre de laquelle il y a Kay. Figure d’ange menacée par son passé, qui aime l’un… et l’autre. Ce bonheur "à la Jules et Jim" aurait pu durer éternellement sans le meurtre d’Elisabeth Short. Bucky et Lee sont détachés sur l’enquête. Commence alors un long cauchemar…

Pour comprendre "Le Dahlia noir", il faut lire "Ma part d’ombre"

[James Ellroy] Pour comprendre "Le Dahlia noir", il faut lire "Ma part d’ombre" (Rivages/Noir). Comme annoncé en 4e de couverture, il s’agit du "récit d’une double enquête que mène Ellroy sur l’assassinat de sa mère […] et sur sa propre vie d’enfant orphelin, d’adolescent perturbé et d’écrivain hanté". James Ellroy a dix ans lorsque, le 22 juin 1958, sa mère est assassinée. Comme Elisabeth Short, Geneva Hilliker Ellroy, dite "Jean", a été victime d’un pervers sexuel qui l’a violée avant de l’étrangler et de se débarrasser de son corps dans un coin d’herbes folles. Comme elle encore, Jean menait une vie qui avait ses zones d’ombres. Comme elle enfin, son assassin n’a pas été retrouvé. ...

Lee, que cette affaire renvoie brutalement à la disparition [et au meurtre probable] de sa jeune sœur, part en vrille puis se volatilise. Bucky poursuit seul une affaire bientôt classée, chaque jour plus obsédé par la figure du Dahlia noir, au risque de faire imploser sa vie et sa raison. Ellroy place ses personnages sous une lumière crue, elle n’épargne aucune zone d’ombre. Rien de superflu dans les dialogues, les descriptions, l’enchaînement de faits et leurs rebondissements. Le ton sec, presque froid, l’écriture fébrile, rendent la tension extrême et palpable.

Ellroy a dédié ce roman halluciné à sa mère

James Ellroy est Bucky. Même obsession du Dahlia noir, mêmes fantasmes morbides. La désespérance de Lee, sa brûlure causée par la disparition dramatique d’un être proche sont également les siennes. Ellroy a dédié ce roman halluciné à sa mère.

Après avoir étalé les pièces du dossier concernant le meurtre de sa mère comme l’aurait fait un journaliste à l’écriture narrative, l’écrivain se raconte totalement, sans pudeur, sans rien épargner de la crudité et de la violence de ses fantasmes.

Pour le jeune garçon, le traumatisme est souterrain, la combustion lente. Dans un premier temps, il éprouve du soulagement à être "débarrassé" de cette mère qui le privait d’un père adoré [ses parents étaient divorcés]. Il dresse un rempart de mépris et de haine contre le chagrin. Puis se découvre une passion pour la littérature policière, exutoire, sans doute, à la culpabilité et aux interrogations qui le rongent.

Un jour, son père lui offre "The Badge", de Jack Webb [créateur de la célèbre série TV Dragnet], un ouvrage qui recense des crimes célèbres. Le petit James est fasciné par le récit du meurtre d’Elisabeth Short : "J’ai lu l’histoire du Dahlia une centaine de fois […] Betty Short est devenue mon obsession. Et mon substitut symbiotique de Geneva Hilliker Ellroy […] Betty et ma mère étaient deux victimes, deux corps largués aux ordures. Jack Webb disait de Betty que c’était une fille facile. Mon père disait de ma mère que c’était une ivrognesse et une putain […] Son statut de crime non résolu était un mur que j’essayais de démolir avec une curiosité d’enfant." Dans son esprit, le Dahlia et Geneva ne forment plus qu’une seule et même figure.

Son adolescence et sa jeunesse sont une longue dérive dans la drogue, l’alcool, la folie, le vol, l’idéologie néo-nazie, la prison. Il se dépeint agité de tics, intensément perturbé par les images de meurtre qui ne cessent de le hanter.

Ellroy mettra des années à s’en délivrer, à conjurer le poids de la haine qu’il éprouvait enfant pour sa mère. L’écriture sera sa thérapie. Une femme également, la journaliste Helen Knode, sa seconde épouse, saura le persuader de faire la route à l’envers, à la rencontre de Jean. Commence alors la troisième partie du livre. Aidé par un ancien inspecteur de police, Bill Stoner, Ellroy reprend l’enquête sur le meurtre de sa mère. Faute, une nouvelle fois, d’en découvrir l’assassin, l’écrivain se réconcilie avec la figure maternelle: "La souffrance de ma mère a été plus grande que la mienne : elle définit l’abîme qui nous sépare. Sa mort m’appris à regarder en moi et à me tenir à l’écart. En me donnant cette leçon, qui est un véritable bienfait, elle m’a sauvé la vie. Ce n’est pas terminé. Mon enquête va continuer. J’ai rapporté d’El Monte un autre bienfait précieux : je suis fier de savoir que je lui ressemble."...

Article écrit par Isabelle Bauer [novembre 2006].

L’affaire du Dahlia noir : Les nouvelles preuves par Steve Hodel ->

Les indispensables :

"Le Dahlia noir" [James Ellroy - Chef d’œuvre - Rivages/Thriller],
"Ma part d’ombre" [James Ellroy - Rivages/Noir],
"L.A. Confidential" [James Ellroy - Rivages/Noir],
"L'affaire du Dahlia noir - Complément d'enquête / Les nouvelles preuves" [Steve Hodel - Seuil/Points policier],
"The Badge" [Jack Webb - Thunder's Mouth Press].

Autres articles :

"La Bouffe est chouette a Fatchakulla", de Ned Crabb, Gallimard Série Noire [réédition].
"La Sagesse d'une Femme de Radio", de Kriss, L'œil neuf/France Inter.
"À bonne école" de Muriel Spark, Gallimard.
"Gone, baby, gone" de Denis Lehane, Rivages/Noir.
"Léo Malet ". Nestor Burma, "l'homme qui met le mystère K.O.".
"La mort dans l’âme" de Ian Rankin, Folio policier.
"Dans les bois éternels" de Fred Vargas, ed. V. Hamy.
"L’affaire du Dahlia noir / Complément d'enquête", de Steve Hodel, Seuil/Points policier.